La poésie irrigue toute la culture maure, elle en est la forme reine, sans doute à cause du nomadisme originel dans l’environnement austère du Sahara. Enseignée dès l’enfance,(Abdelvetah Alamana récite Rajed, une comptine d’apprentissage) la poésie reste une passion célébrée même par les vieillards, qui devraient en principe se consacrer davantage à la repentance. Ainsi Mohamed ould Boubacar Mbarek, grand-père de Moctar Maghlah, né vers 1880, a vécu jusqu’en 1950 au Brakna. Il avait gardé un goût tellement vif pour la musique qu’il ne put s’empêcher de s’introduire dans une tente où des jeunes gens se divertissaient à à rimer avec les griots, bravant ainsi la sahwa qui peut parfois empêcher le mélange des âges lors d’une soirée de howl. Pour contrer les éventuels reproches de la jeunesse, il donna à chanter aux griots un ghazel, connu dans toute la Mauritanie comme le « gâv de l’épée ».
Emjiya lelhowl ella seyv Mani ga’ etleyt ev sennu
E’tekbar menu gheyr esseyv Elli hend errih etsennu
Je me suis fait une douce violence
pour venir entendre ici vos quatrains.
Je suis trop vieux hélas j’ai passé l’âge.
Mais l’épée du plus pur acier des Indes
au contact du vent s’affûte et s’aiguise.
AATS P. 155
Le ghna, la poésie en hassaniyya, est une poésie savante parce qu’elle descend par ses thèmes et ses formes de l’antique Jâlihiya, la poésie arabe anté-islamique qui remonte au IVe siècle. Le ghna en a épuré les thèmes et encore compliqué la versification par des exigences et des subtilités qui lui sont propres. Poésie orale mais parfois écrite, soit sur un bout de papier qu’on envoie à un destinataire particulier, soit consignée dans des cahiers, parfois pieusement recueillie et même publiée par la famille d’un poète remarquable. Exemple fameux : la poésie des Heddar, qui a conduit à la publication par les 3Acacias du Lignage.
Donc poésie orale-écrite, plus complexe que les traditionnelles poésies orales en vigueur dans toutes les cultures, ce qui explique peut-être son extraordinaire longévité et son dynamisme encore aujourd’hui.
Mais le ghna est bien aussi une poésie populaire dans le sens où elle est connue dans tous les confins du Sahara, là où on parle le hassaniyya, la langue arabo-afro-berbère diffusée par les bergers, les caravaniers, les pisteurs de chameaux, et surtout aussi par les griots et griottes, qui la chantent, l’accompagnent de l’ardinn et de la tidinitt et du tabal, plus tard du synthé et de la guitare électrique. Relayée par la radio mauritanienne dès sa naissance à Saint Louis, par celle du Polisario qui émettait depuis la Lybie, par la radio marocaine depuis ElAyoun, puis par les émissions quasi quotidiennes de la télévision mauritanienne. Aujourd’hui, quand on est riche, on récite le smartphone à la main, car Facebook, les blogs, assurent sa diffusion instantanée dans toute l’aire hassanophone et même à l’étranger et permettent aux beydanes de la diaspora de garder le lien et de se forger éventuellement une identité néo-nomade.
Il s’agit ici ce soir, plus que de donner une conférence, de reconstituer l’assemblée poétique, en récitant et lisant des poèmes, extraits de ces livres, mais issus de l’oralité. Or le principe d’oralité est le principe d’incertitude. La collection Patrimoines des 3 Acacias devrait s’appeler Hypothèses.
C’est pourquoi nous invitons les membres de l’honorable assemblée à intervenir sur 3 points : l’attribution, la version, la traduction, et parlant de traduction, de la question des « intraduisibles ».
Moctar Maghlah, Khaddy Mint Cheikhna et Abdelvetah Alamana réciteront les textes en hassaniyya.
I-LE
PARADOXE DU TEMPS
Le Nomade, casanier à plus ou moins vaste échelle, circule à peu près toujours sur les mêmes routes : du Tiris au Tagant, du fleuve à Akjoujt, de Mederdra à Saint Louis, par exemple. Mais toujours il décrit une boucle.
Mohamed Abdelfatah Ebnu, saharaoui éduqué à Cuba, poète hispanophone, cubaraoui membre de la Generacion de la amistad.
HOMENAJE A BADI
Como en un poema de Badi Voy de tus labios a tus pies recorriendo tu geografía de ilusiones y esperanzas prematuras.
Como en un verso del poeta mido tus contornos. Tus alrededores, tus espacios y me detengo en tus lagunas de abrevaderos donde sucumben mis ganas y mis dromedarios. |
En hommage à Badi Badi Mohamed Salem poète sahraoui, Tiris, 1936
Comme en un poème de Badi je
vais de tes lèvres à tes pieds d'illusions, d'espoirs prématurés.
Comme dans un vers du poète je mesure tous tes contours tes alentours et tes espaces, je fais halte auprès des mares des abreuvoirs où succombent mes désirs et mes dromadaires. GAS P.223 |
1-L’espace circulaire implique que le temps du Sahara est un temps circulaire, puisqu’on revient toujours sur les mêmes lieux, suivant le rythme des saisons.
Baba (el sghrir) ould Moktar ould Mohamed
Hier est parti. Ne portons pas
Longtemps son deuil. Ô Dieu, merci,
Voici qu’Aujourd’hui lui succède.
Le temps se perpétue ainsi.
Aujourd’hui toujours est suivi
De Demain. Dieu sois-en béni.
Demain s’en vient. Qu’a-t-il en lui ?
Quoi après lui ? Quoi dans ses flancs ?
Aujourd’hui - c’est inévitable -
Quiconque au temps pense et repense
Le temps, après tout, n’est qu’Hier,
Plus Aujourd’hui et plus Demain :
Trois jours seulement font le temps.
Ahmed Salem Bouboutt
Ce poète de l’Adrar exprime la nostalgie d’un homme arrivé à la fin de sa vie. Un Maure ne vit jamais seul, et le signe que la mort est proche, c’est avant tout la solitude. Le mot ehbib / lahbab, les proches, peut signifier les amis, les parents aussi bien que les bien-aimées, le mot chi, quelque chose, suggère souvent une femme à laquelle le poète s’intéresse. Mais ici, il n’y a plus de suggestion ni de sous-entendus, plus de dame cachée derrière le nom d’un lieu, pas même le nom d’un lieu d’ailleurs. À la place d’un toponyme, le mot hown, ici, répété deux fois, signifie sans doute que le territoire n’a plus d’importance non plus. À tout ce qui faisait la vie, il faut renoncer, la parfaite soumission aux décrets divins n’empêchant pas le caractère aussi poignant que musical de ces regrets.
Na’rav ba’d enni ma enseyt The men lahbab elgat’reyt
Hown era-i’ni hown jeyt Eski tasriv ennachi
Mareyt ehbib ula tleyt Raji meryah ula chi
Lehbab emchaw u thak la’d U hatha chi a’d ella chi
Machi yellali thak ba’d Edill e’lenni machi
Je n’ai pas oublié, ah je le sais trop bien,
ceux que j’avais chéris, rencontrés autrefois
ici où me voici arrivé : oh que Dieu
se montre en ses desseins Créateur magnanime !
Je n’ai trouvé aucun être aimé, sans espoir
d’en rencontrer un, sans aucun espoir de rien.
Mes proches sont partis et cette époque aussi,
ce lieu-ci ne signifie plus rien que ce qui
s’en va, et cela, ô mon Dieu, c’est bien la preuve
absolue que je suis sur le départ aussi.
AATS P. 161-162
Erban Amar Maham
Erban, poète de l’Aftout, zone située entre les dunes et le fleuve Sénégal, prend le contre-pied du traditionnel nessib : au lieu de pleurer sur les vestiges du campement abandonné, il se réjouit du départ des tentes ; au lieu de regretter la fin de l’hivernage, période d’abondance grâce aux pluies des mois de juillet à octobre, il célèbre un moment très particulier, quand l’air est encore humide, même si les marigots sont déjà asséchés, quand il fait aussi frais de jour que de nuit, équilibre idéal avant la saison froide ; au lieu de chanter l’entre-deux du trajet, c’est-à-dire la nostalgie d’un lieu et d’un temps révolu, ou l’espoir d’un lieu et d’un moment désiré, le poète capte un moment de transition, juste avant la saison froide, moment d’autant plus précieux qu’il est éphémère ; au lieu d’accompagner la transhumance, il reste sur place, sans doute avec une belle qui saura profiter avec lui de la fraîcheur retrouvée et de la solitude complice. En tous cas, Erebane livre ici une abondance de détails, une véritable description, semblant d’ailleurs relever de l’écriture plutôt que de l’oralité.
Kelhamd elli menzel la’lab Lekhriv u t’avi a’d ech hab
Wevragh bass elkheyl ellarkab Wekhleg berd elleyl u lemdhal
Wekhleg zad igiliw u dhal Dahru vat u geffat es-hab
Elhar u harket yajura Elmenha kanet ma’-dhura
Weryah essehwa mahrura Elkhayme hiya wamura
Les grandes dunes ne sont plus occupées,
ah quel bonheur, ce temps-là est passé !
Le temps des pluies d’hivernage s’éloigne,
les fortes chaleurs ont baissé, bonheur !
ha ! comme le souffle de l’harmattan,
qui empêchait de monter les chevaux,
- prétexte pour les mauvais cavaliers.
La fraîcheur de la nuit s’accorde à celle
du jour, le vent du nord-ouest s’est uni
à l’air humide des marais asséchés,
tentes et acacias offrent leur ombre.
2-Le temps de l’éternel retour sur les mêmes lieux...
....là où l’on a vécu des moments heureux : bonne hospitalité, endroit agréable, des amis, des parents, une femme intéressante... Un genre tout entier y est consacré dans le ghna : le nessib, ou la déploration sur les ruines ou sur les traces d’un campement.
Mhamed ould Ahmed Youra
La musique et la poésie étaient indissociables dans la tradition de la littérature orale-écrite en hassaniyya. C’est encore vrai aujourd’hui, car les griots, institution encore très solide en pays maure, ne cessent de chanter et d’improviser à partir de poèmes fameux qu’ils mettaient ou mettent encore à la mode dans tous les confins du Sahara. Ainsi le grand griot du Trarza Moctar ould Meidah a chanté pendant des décennies ce poème nostalgique de Youra. Sa fille Maalouma, la diva des sables, artiste connue internationalement pour ses talents de chanteuse, de joueuse d’ardinn, et pour ses innovations dans le domaine musical, chante lors d’un concert mythique ce morceau « Gueyred », dialogant avec la voix enregistrée de son père, tandis que la voix d’un rappeur chantant en français s’intercale à la sienne. Le professeur d’université Idoumou Mohamed Lemine admire ce « collage musical réussi » marquant : « l’abolition du temps, des différences de génération, des frontières entre cultures et langues, des frontières entre les musiques. » Et l’incroyable vitalité de la poésie maure, nullement reléguée aux archives, mais qui irrigue encore la création d’aujourd’hui.
Echmechana wechga’dna Ana wenta hown ouhadna
Yel-a’gl e’la dar elmidna Geblet sahel wad Ehneyna
Dhehka viha kan eg-a’dna A’nha kan emcheyna cheyna
Ma-vet ana wenta lethneyn Veddar emcheyna webkeyna
Wetmethneyna veddar ileyn Men hagh eddar etnejeyna
Pourquoi partir toi et moi, pourquoi nous asseoir
dans ce dar de la dune, ô mon âme, esseulés
toi et moi au sud-ouest de l’oued Hneynah ?
Rester ici assis prêterait à rire, et partir
vaut trahir : allons plutôt toi et moi pleurer,
gémir, errant dans chaque recoin de ce dar,
payons ainsi les droits qu’il a sur nous conquis.
AATS. P.32
particulièrement vallonné. Mekiyine recrée ici le mouvement du regard
parcourant la succession des lieux, ces dyar où l’on retourne au terme du
circuit obligé, demeures provisoires, puis simples traces ou vestiges qui
rappellent puissamment tous les moments de musique, de poésie, tous
les amours, vécus un jour ici, un jour là. La simple répétition du mot dar
et de son pluriel dyaratt, suggère assez la succession des tentes, au fil des
saisons, réenchante les lieux, redonne vie à ce prétendu désert, infiniment
vivant pour avoir abrité des haltes, des séjours, des assemblées poétiques,
musicales... et des amours.
Thi dar Eb-a’yrebat Thi dar Mgeyrinat
A’d el-elb dyarat Theykiye weslekhlat
Wetherther sadr elwad Yebset we-e’gubet zad
Ekhlat emn el hayat Ekhlat emnelhaya
Wezweyret Dembiya Emnel-haya hiya
Wemnelma lewdiya Eddenya thikiya
Nous voici devant la dune d’Eb-ayrabatt
qui n’est plus désormais le séjour qu’on aimait.
Mgueyrinatt est tout près, vide aussi de ce qui
la peuplait, et dans le moutonnement des dunes
chaque vallon rappelle un délicieux séjour.
Vois un peu plus loin là-bas la chère dunelle
de Dembiya, vidée de sa vie elle aussi.
L’arbre perd son feuillage et l’eau des oueds s’enfouit.
Ainsi s’écrit ici-bas le cours de nos vies.
AATS P. 33
Le nomade retourne toujours
sur ses pas, il garde précieusement dans sa mémoire les circuits,
retrouve immanquablement les traces, et revit avec force les émotions
vécues dans le passé, proche ou lointain. Le temps est avant tout
espace, même si l’on décompte et désigne les années par un
événement marquant, comme ici l’année d’Oum Chgag, du Grand
Déchirement, qui évoque une guerre sanglante entre deux factions.
Welvi men a’m um Echgag We-e’garni chowvet tiggag
Bari kent emn akhbaru Wagev mezal evdaru
De ma bien-aimée je m’étais guéri :
depuis l’année d’Oum Chgag, plus de nouvelles !
Un piquet de tente debout dans les ruines
de son campement a rouvert ma plaie.
AATS P.44
Sidi Mohamed Gasri
Le grand poète du Tagant, célébré à l’égal de son contemporain, Mohamed ould Adebba, l’œil rivé sur le sable, s’est transformé en véritable deyar, le pisteur qu’on envoie à la recherche d’animaux perdus. Il est à l’affût d’un chemin dans le sable, formé par les traces que laisse le troupeau allant du campement au lieu de l’abreuvement : un puits, une guelta ou un réservoir d’eau. Ce chemin, nommé mirad, lui rappelle d’aimables souvenirs, et laisse espérer une nouvelle rencontre : les traces sont anciennes, mais il y en a d’autres, identiques, toutes fraîches, car c’est le même troupeau, appartenant au même clan. Les oulad Ntechayett sont donc revenus, et bientôt, peut-être, il pourra retrouver chez eux une dame qu’il a aimée autrefois. Gasri exploite dans ce minuscule gav le double sens du mot nostalgie, nessib en hassaniyya : à la fois désir de ce qui pourrait arriver dans le futur, et nostalgie de ce qui est advenu dans le passé, ce qui en fait un poème assez rare par son invention autant que par sa beauté.
Yewgi hatha mirad Sahel Ten-Yarg emgad
Lewlad Entechayet Mirad elhum vayet
Ah quelle chance ! Ce droit chemin d’abreuvement
tracé par les troupeaux des Oul’d Netchayett
à l’ouest de Ten Yarg est justement en face
de la trace d’un droit chemin d’abreuvement
par leurs bons troupeaux déjà tracé jadis .
AATS. P 39
GASRI Le retour au
Tagant : invitation faite au public de réciter ce très célèbre
poème.
Mohamed Boubacar Mbarek
Oum Eghleyev est une tamourt, point d’eau saisonnier où tout le monde vient se rafraîchir et s’abreuver. Dans ses alentours la végétation est abondante, permet donc aux amoureux de se cacher. La tamourt constitue donc une véritable bénédiction, parfaite illustration d’une rencontre délicieuse, puisque le poète et la « cause de ses abîmes », sa mieux-aimée, ont ri ensemble, ce qui connote autant le plaisir d’une conversation piquante que la volupté partagée. Rencontre hélas trop rare et trop brève !
A’nd Um Eghleyev melga hak Reytu men metanet lehlak
Yelhi widhahak yel vekkak Waghtu men lewghat eksayev
A’wed li ye malek lemlak Wektenni a’bdak we dha’yev
Melga kivet melgana thak L’eksayev a’nd Um Eghleyev
À Oum Eghleyev enfin j’ai pu trouver celle
qui augmente mes abîmes, un événement
ô Sauveur, entre rire et plaisir, pour le temps
le plus bref de tous les temps... aussi renouvelle
pour moi, ô Possesseur de toute possession,
et pour tout ce temps où je suis ton humble esclave.
AATS P. 122
II-LA VARIATION CONTINUE
Le
temps circulaire et la circularité des déplacements à sans doute
influencé le système de création poétique : chaque texte est un
palimpseste, et chaque auteur est un « augmenteur », (le
sens du mot latin auctor) : dans un système de variation
continue chacun ajoute un détail qui vient modifier légèrement les
clichés, stéréotypes, formulés toutes faites, lieux communs qui
cimentent les avatars de la tradition poétique. Chaque auteur répond
à un autre, et joue à partir de certains invariants, à renouveler
le thème en l’adaptant à tempérament propre ou bien à son
époque.
Prenons pour exemple le thème des montures qui servent l’empressement du poète à rejoindre sa belle qui nomadise toujours ailleurs. Très fréquent dans les ghazels.
Mhamed
ould Heddar
Dans ce moment ma tristesse est profonde :
Nulle nouvelle de la mieux aimée.
Jamais personne avant moi n’a souffert
Douleur si grande, ô Dieu loué sois-tu !
Dieu, la vivre est bien pire que la dire,
Mais que Ta volonté soit accomplie.
Si Dieu veut trouverai brave chameau,
Dès l’aube ce bon chameau sellerai
Tout le jour cheminerai d’un seul trait,
Et le jour d’après encore j’irai.
Au crépuscule du deuxième jour
A coup sûr, si Dieu veut, j’arriverai
A N’Douyak ou bien sinon à Begand.
LIGNAGE P 49
Baba (el kbir) ould Heddar (1859-1942)
Baba, troisième fils de Mohamed le fondateur du lignage Heddar, livre une variante originale de cette poésie d’itinéraire qui caractérise tant de poèmes du désert. Pour éviter de s’adresser à la dame de ses pensées, Baba, respectueux en cela de l’obligation de réserve imposée à tout homme envers une femme de bonne famille, invoque ici sa propre monture, devenue quasi sacrée parce qu’elle lui a permis d’aller voir sa belle par deux fois à Ghanjeïlib. Le poème suit en partie le modèle du périple dans le désert, séquence obligée dans le poème antéislamique en arabe, la qâsida jahiliyya. Mais si la chamelle est décrite dans le poème antéislamique de façon très détaillée, tout en termes techniques, comme un véritable bestiaire, Baba adapte le modèle arabe à la poésie en hassanya, le ghna : la description de la chamelle disparaît totalement, mais pas le nom géographique, qui remplace le nom de l’aimée et renvoie le public aux circuits qu’il maîtrise dans son territoire. Et jeu entre le poète et ses auditeurs : grâce aux noms de lieux et à leurs recoupements, il devient parfois possible de deviner le nom de la belle… Baba présente les détails triviaux - le marché, les saillies - qui revitalisent et redynamisent le modèle ancien, le rapprochent du vécu familier des auditeurs et des poètes eux-mêmes, sans négliger pour autant la musicalité ni les savants agencements de rimes ou de figures de syntaxe.
Pourquoi je ne t’ai pas vendue
Pour des moutons et du tissu
Pourquoi t’ai réservée gardée
Pour moi t’épargnant les saillies :
C’est pour les jours ô ma monture
Les deux journées passées sur toi.
En un seul jour des deux passés
Tu m’as mené à Ghaïnjeïlib
Au second d’Houeïver Lahmar
En un seul jour passé encore
A Ghaïnjeïlib tu m’as mené.
LIGNAGE P. 46
Hanoud ould Daddouh ould Lehsam
Dans un très beau gav au rythme impair, un lebeyr très musical, Hanoud décline un lieu commun de la poésie nomade : être capable de rejoindre sa belle à Tenyaraten, au Tiris, en une journée plutôt que deux, démontre à la fois la qualité de ses montures, son impatience à retrouver la belle et la force de son amour.
Had emrakibu a’tnin Yegla’ leyla men leylteyn
We’-la lemghira a’ten Wiruh el-Tenyaraten
Quelqu’un aux montures solides
bien endurantes aux voyages
en une nuit et non pas deux
verra le soir Tenyaraten.
Sid Ahmed ould Ahmed Aïda
Poète adulé, mais aussi émir et guerrier redoutable, ould Ahmed Aïda,élevé chez les Rgaybat, tribus régnant sur la le nord du Sahara occidental, connaissait sans doute Hanoud ould Daddouh ould Lehsam, le fameux poète sahraoui. Il retourne en tous cas le topos à son profit : si l’amour l’emporte sur la raison, le bon sens et les conseils de son entourage, s’il peut faire perdre la tête à un grand chef, s’il le pousse à se mettre en danger de mort, lui-même et aussi toute sa troupe, quel meilleur hommage pour la bien-aimée ? Il proclame qu’il crèverait ses chameaux pour apercevoir la dame de ses pensées, à Elkhatt ou à Bouzegrara : ces deux lieux se trouvent peu après Akjoujt, au pied des montagnes de l’Adrar et à la fin des dunes de l’Inchiri, dans une zone intermédiaire, ce que signifie le mot elkhat. L’émir sacrifiera sa responsabilité de chef, qui se doit avant tout de protéger ses gens et leurs montures, ces dromadaires qui représentent leur sécurité et même la survie de tous. Quel hommage pour la bien-aimée !
Thou lemrakib el kel had Yeswa yertekbu chor ba’d
Iji wigul evtara Elkhat’ ou Buzegrara
Ces montures c’est vrai sont bien trop fatiguées
Chacun vient les voir, chacun les plaint à grand bruit.
Tant pis, puisqu’elles pourront nous porter encore
jusqu’aux abords d’Elkhat et de Bouzegrara.
AATS. PP. 84-85
Ahmedou Salem Ould Eddahi
Ce poète détourne ici le thème de l’empressement : ici la qualité des chameaux n’est pas en cause. Lancé par l’émission de Mohameden Sidi Brahim, « El-Edeb A’chabi », (La littérature populaire) sur les ondes de la radio nationale mauritanienne, Eddahi est bien connu pour sa maîtrise du lebeyr, rythme impair à 7 temps. Ils pourra bien emporter l’amoureux voyageur, d’un point A dans la région du Trarza, au point C, facile à atteindre au crépuscule. Mais celui-ci n’est guère pressé, et fera une escale au point intermédiaire B, pour toutes sortes de délicieux et inavouables motifs. Ce retard n’échappera pas à la toute-puissante Rumeur...
Ebjawi ched emn Nweych Le’weyja lema rah Teych-
Edhehr iruh ehwachi -t’ayat Ehl Elkharrachi
De Nweych un chamelier arrimant sa selle
juste après la prière de midi, pourrait
avant la nuit atteindre le lac Leoueyja...
sauf s’il arrivait un peu avant la nuit
sous les acacias des gens de Kharrachi.
Baba ould Heddar (El Sghir)
Baba est l’un des plus grands poètes de la quatrième génération des Heddar, tous poètes de père en fils. Dans les années 70, à Nouakchott, il n’a cessé d’adapter la poésie traditionnelle, dont il avait une parfaite maîtrise, au monde moderne, celui de la ville, des boutiques, de l’administration,
etc. Il relate un circuit typique de nomade, avec une halte, retrouvée régulièrement, avec bonheur, car il s’y trouve une belle dame. Mais il renouvelle complètement ce topos de la poésie maure en introduisant des thèmes nouveaux, voire triviaux, que tout Mauritanien de sa génération pouvait reconnaître au quotidien : le lieu est la « Banque Rouge », expression à la mode pour désigner l’une des trois seules banques existant à Nouakchott dans les années 70, la Société générale, chargée de lui délivrer son salaire à la fin de chaque mois ; la bien-aimée est employée de banque ; pour la voir, il suffit d’aller s’enquérir de l’état de son compte, ce que fait Baba tous les quinze jours, pour le plaisir d’échanger quelques mots avec Teslem. Le quinze du mois, Baba a peut-être déjà épuisé son maigre salaire de fonctionnaire de police, et ne pourrait vivre sans son talent de poète. Mais la précision temporelle adapte malicieusement le motif de l’empressement (même sans monture!) Impossible en effet attendre la fin du mois... pour flirter avec la belle Teslem !
Yum akhmest’a’ch evkel
ech-har Yeklegli chi e’t ivakar
Nemchi chor elbank el-ahmar Sa-a’ ga’ e’yeyt enji vem
Gabl elwaght ula net-akhar U a’n lekhlass ensewel Teslem
Yekanu ja wenra haja Wensewel kem u nestevhem
Wana na’rav a’nnu maja U lekhlass emelli na’rav kem
Le quinze de chaque mois,
c’est vraiment bizarre,
à la Banque Rouge je m’en vais bien
en avance
et demande à Teslem : Le salaire est rentré ?
(Ah !
Quelle femme !) On m’a payé combien ce mois ?
Mon salaire
pourtant n’est pas là et Dieu sait
que je sais parfaitement quel est son montant.
AATS P. LIG. P. 109
Ce poète d’aujourd’hui, enseignant et habitant de la ville de Nouakchott, intègre sans effort à la tradition - le nom la bien-aimée figurée par unnom de lieu - la modernité : il évoque ici le fameux train de 12 kms (le plus long du monde) qui transporte entre Zouerate, au nord-est de la Mauritanie et Nouadhibou, sur la côte atlantique, du minerai de fer essentiellement, quelques voyageurs et parfois du bétail, au fin fond d’un wagon. Boulenwar est le nom d’une bourgade née d’une source qui alimente Nouadhibou en eau fraîche. Le poète s’adresse à un mouton, en fait lui-même sans doute, alors qu’il voyage en train de Nouadhibou à Zouérate. Il ne s’agit plus ici de la libre circulation des nomades d’autrefois : l’amant se désespère de subir son destin, comme un simple mouton, de manquer d’audace, de ne pas oser sauter de ce train de la modernité qui s’enfonce vers l’est, vers les gisements de fer, dans une partie du Sahara déjà industrialisée.
Tel-a’g yelkebch elvet Lenwar ula rassavt
Khedht e’la Bu tetkar Yelkebch ev-Bulenwar
Pauvre cher mouton, au fond du wagon
tout bringuebalé, station Boulenwar
du fond du wagon, tu n’as pas sauté,
quand à Boulenwar tu devais rester.
AATS P.31
Exemple
2 : les instantanés.
Le caractère furtif des rencontres amoureuses et le respect dû aux femmes ont sans doute contribué au succès de ce qui représente une technique presque autant qu’une thématique : l’œil du nomade,si prompt à repérer le moindre détail de son espace à la fois immense et raréfié, ne néglige aucun aspect des femmes, sur lesquelles il jette un coup d’œil toujours intéressé, plus ou moins appuyé. « Avoir l’œil sur quelqu’un », c’est d’ailleurs une façon de dire en hassaniyya qu’on s’intéresse à cette personne, qu’on en tombe amoureux, qu’on veut lui faire la cour. L’homme en effet s’enflamme à partir d’un infime détail de son allure, de son vêtement, d’un geste, d’une situation. Il fixe ce moment, restitue cette fulgurance dans un bref ghazel : ce que nous avons appelé, comme en photographie, l’art des instantanés.
Mohamed Vall Ould Yeslem
Ce poète du Brakna aperçoit de loin cette fille d’Ensibouh, d’ailleurs parente
de Moctar Maghlah, à moitié cachée par une foule. La jeune femme, qui
soigne un blessé dans un moment dramatique, est image de compassion
et de dévouement à ses gens : elle joue son rôle de fille de tribu guerrière,
elle a probablement appris à soigner avec des plantes, à diagnostiquer une
fracture ou une entorse, à panser des plaies. Elle s’empresse au secours d’un
blessé, le prenant dans ses bras, publiquement tout de même. L’innocent
témoin de la scène (pas si innocent d’ailleurs...) tombe aussitôt amoureux.
Entre la blessure bien réelle de l’affranchi quasi mort et la blessure d’amour
qu’inflige sans le savoir la noble infirmière, le cynique poète n’hésite pas :
la fille d’Ensibouh ne l’a sans doute même pas vu, sa blessure à lui est bien
pire !
A’lemni mulana ye had Ehdhar leghwey Ewlad Ahmed
Wendhar Mint Ensibuh evged Men zer elhasra legsani
Vakher lemjarih etsenned Hart’ani mazduv u d’ani
Dennu yemchi men vem echedZedvu men zedv elhart’ani
Par Dieu je puis l’attester : celui passant là
par hasard qui assista à l’échauffourée
chez les Oulad Ahmed, qui aperçut la fille
d’Ensibouh encerclée par la foule attroupée
auprès des blessés inclinée et soutenant
un affranchi touché et presque moribond,
celui-là s’en ira atteint d’une blessure
autrement plus profonde que celle de l’affranchi.
Ould Abdallahi El Hussein
Une femme libre que cette célèbre Mint Elbar, spirituelle autant que belle, lettrée qui s’entourait d’une cour de soupirants rivalisant de poétiques louanges. El Hussein, pas encore reconnu poète, mais déjà pourtant fort sensible au charme de la dame, tenta sa chance au milieu des poètes qui se bousculaient pour lui arracher un sourire. Il raconta durant une assemblée qu’au sein de sa famille une question faisait rage : ses parents étaient morts, lui se retrouvait chargé de sept sœurs, et riche d’un seul âne laissé par son père. Devaient-ils vendre l’âne ou le castrer ? Mint Elbar laissa échapper son célèbre sourire. À partir de là, il fut accepté comme disciple par le grand M’Hamed Ould Heddar et quand il chanta Mint Elbar en croisant la qualité musicale avec le jeu sur la langue (ici une expression typique du hassaniyya, qui marque l’emphase par répétition des termes) M’hamed Ould Heddar le célébra comme poète émérite et jouta souvent avec lui. Les circonstances de l’écriture des poèmes sont fondamentales pour comprendre ces textes allusifs et codés : un matin donc où il avait plu, de cette pluie particulière du matin qui, en Mauritanie, laisse présager une matinée fraîche au soleil voilé, Hussein vit la belle Mint Elbar séchant auprès du feu son voile mouillé, laissant probablement apercevoir un peu de son corps. Le poète témoigne de son éblouissement en un quatrain devenu une référence en matière de poésie amoureuse maure.
Emnadem ma chav etenchav Etnechev khelet-ha ma chav
E’la Mint Elbar e’la nar Ettenchav e’la Mint Elbar
Qui ne vit un jour Mint Elbar
devant le feu penchée, tirant
sur les attaches de son voile
pour le sécher n’a jamais vu
Mint El Bar sécher son voile.
Sid Ahmed ould Ahmed ould Aïda
Lorsque toutes les femmes du campement s’assemblent pour une tuiza, ce jour de travail collectif destiné en général à aider une compagne à fairesa tente, quelle aubaine et quelle tentation pour l’œil de l’homme, encore plus s’il est poète, toujours à l’affût de la femme « intéressante », celle qu’il a un jour distinguée. Le poème fonctionne comme une photographie degroupe, dont un détail permet de focaliser l’attention. Rien n’est dit mais l’érotisme de la scène n’en est que plus fort.
Bali thi ennowba bih emchat Etelliya men le’leyat
Lemra thik um ejlal akhdhar Elli ichellu khaymet lubar
AATS P. 109
J’avais à l’oeil ces temps derniers la femme
au châle bleu, la plus septentrionale
dans l’assemblée de ces femmes cousant
à larges points les bandes de leur tente.
Abdelvetah Alamana récite un poème contemporain ; circulant sur les réseaux sociaux : le même thème mais alors que le tableau est statique, calme, ici, le cadre est trivial et l’homme est très pressé. Il en a fait aussi la traduction :
Ces femmes, il y a quelques instants,
qui étaient, à l’heure vespérale,
assises à l’intérieur de la boutique,
celle d’entre-elles, un peu basanée,
la plus petite de taille de celles assises à la porte, la plus loin,
qui portait un bracelet,
je m’en souviens encore, à la main gauche,
celle-là, alors que j’étais pressé,
en train d’enrouler mon turban,
que je voyageais à l’instant,
qu’une personne, devant, m’attendait et m’importunait,
et que j’envisageais de passer la soirée avec les miens,
celle-là
j’aurais aimé lui demander qui elle était.
Le grand auteur du nord, connu pour avoir chanté surtout le Tiris, concentre ici son attention sur une femme. Une dame bien connue de lui. Il « a l’œil sur elle », il s’intéresse à elle, et le regard du poète amoureux se régale du moindre détail de sa démarche. Le regard affûté du grand poète n’a pas manqué cette scène comique et probablement polissonne, qu’il traduit avec un rythme rapide correspondant parfaitement à la soudaineté de l’action.
Chevt elmali la’d bih Machi bechor u thik vih
T’arvu leryah etlagvu Hakem beydih ehragvu
Celle que je n’avais pas rencontrée
depuis longtemps...
le vent faisait onduler le pan de son voile
par moments...
Elle avançait sans se presser
nonchalamment...
et posait ses mains sur ses hanches
comme souvent...
Ahmedou Bamba Ould Elemine
Ce cadi originaire d’Ebeyr Torres, village du Trarza où s’est développée
une véritable école poétique, remarque une femme au travail en train de
relever un pan de toile de sa tente, et d’ajuster le khorb, petit triangle de
bois qu’on fixe sur le piquet pour soutenir la toile sans la déchirer. L’effort
pour ajuster le triangle au poteau entraîne le battement de l’étui à talisman
contre le flanc de la femme. La forme suggestive de l’objet ne manque pas
de susciter chez le poète un regard intéressé et peut-être même quelques
pensées polissonnes.
Yamess tedlit ektab Etrakeb khorb evbab
Huwa halet terkab E’ziza thi a’thab
Khaymet-hum terkabu Lakhrab e’la babu
C’était hier. L’infernale Aziza
fixait son khorb au piquet de la tente,
son étui à talisman battait bas
le long de son corps : pour fixer son khorb
c’est ainsi qu’on doit faire assurément.
Comment traduitre le mot technique khorb ? Le public propose différentes solutions.
Nous n’avons pas eu le temps
de présenter les deux dernières parties, néanmoins, l’active
participation du public a largement démontré le dynamisme et la
vitalité de la poésie en hassaniyya. Merci à tous !
Mick Gwinner Décembre 2021